Aventure personnelle, une fois n’est pas coutume, ma chronique a trait à l’un de mes voyages à travers la France. Le premier juin dernier j’ai du en effet revenir des Cévennes jusqu’à la capitale, parcours que je pratique depuis de nombreuses années du fait de la répartition géographique de ma famille. Il y a quelques décennies le train qui reliait Paris et Béziers s’appelait le Cévenol, je le prenais Gare de Lyon, à Paris, en début de nuit, il me déposait au petit matin à Villefort en Lozère. J’adorais l’ambiance qui y régnait, c’était un peu comme notre Orient-express à nous, les gens du sud et rien au monde ne nous aurait fait passer par la vallée du Rhône pour rejoindre nos montagnes. J’adorais notamment l’heure du petit-déjeuner, en hiver, lorsque les voyageurs se retrouvaient sur le quai de Langogne, certains encore en robes de chambre, pour une longue pause au milieu des vapeurs du café brûlant. Nous nous racontions des bouts de vie, recroquevillés comme des manchots sur la banquise, autour du vendeur ambulant, et il y avait toujours quelqu’un pour plaisanter de notre situation d’exilés volontaires. La pause durait de longues minutes avant que le train ne reparte fendre la neige des hauts plateaux. Je faisais généralement le retour de jour parce que je n’avais pas envie de me presser de rentrer chez les fous et que la superbe vallée du Haut Allier était un spectacle à ne manquer sous aucun prétexte. Le train passait à 8h44 à Villefort, atteignait Clermont-Ferrand vers treize heures et Paris en fin d’après-midi.
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cévenol
Au fil du temps, la vie s’est accélérée et plus personne n’a souhaité (mais nous a-t-on un jour demandé nos avis ?) passer autant de temps dans les trains. Le Cévenol s’est donc peu à peu épuré jusqu’à disparaître du paysage ferroviaire. Néanmoins, jusqu’au printemps dernier, deux trains continuaient à relier quotidiennement Nîmes à Clermont-Ferrand et il m’arrivait encore d’utiliser cette ligne pour remonter vers le nord, bien que la liaison TGV Nîmes-Paris ait réduit le trajet à cinq heures. Il en fallait encore de sept par les terres de Vercingétorix. Le 1er juin, donc, je m’apprêtais à prendre l’un des derniers « Cévenol » encore valide, numéroté 73990 selon ma réservation, quand le chef de la séculaire gare de Villefort me dit d’un air de Droopy neurasthénique : Y a plus de train… Comment ça plus de train ? Et mon billet ? demandai-je déjà énervé. Maintenant c’est des autocars ! reprit-il… Loi Macron.
Depuis le début de l’année, en effet, la « loi sur la croissance » libéralise, parmi mille autres choses, le transport sur tout le territoire français, ce qui devrait à terme selon le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, créer des « dizaines de milliers d’embauches ». Cette loi, qui a été validée par l’article 49.3 en juillet 2015, sans accord démocratique donc, permet à n’importe quel autocariste de s’installer sur un secteur et d’y proposer ses trajets. C’est ce qu’on appelle un système libéral : chacun propose ses produits au prix qu’il veut et le client choisit. Sur le papier c’est formidable et moult mathématiciens ont prouvé par A plus B que le marché libre est le plus efficient des systèmes d’échange puisque le consommateur est assuré d’y trouver une satisfaction (une utilité disent les économistes !) à la hauteur de ses moyens. Sauf que sur le terrain, la réalité était tout autre : à Villefort, au cœur des Cévennes, le choix n’était qu’une vue d’alouette.
En me retournant, je vis débarquer sur le parking de la gare un bus d’une société privée où ne figurait aucun logo de la SNCF. C’est lui, me confirma pourtant le chef de gare d’un geste du menton d’où je vis jaillir toute la déception d’une corporation bientôt décimée. Mais il n’y a plus du tout de train, m’enquerrai-je, un peu affolé à l’idée de subir les cent mille virages qui me séparaient de Clermont-Ferrand ? Non… y a plus de train. Je n’en croyais pas mes oreilles : non seulement je ratai le spectacle de l’Allier où seule passait la voie ferrée, raison initial de mon choix, mais je n’avais aucune ristourne sur le prix. Villefort – Clermont en bus, 250 km de virages et bosses ! Que dire sinon que ce voyage fut un calvaire ? Rien à voir avec mon Cévenol : Siège trop étroit, impossible d’allonger les jambes, impossible de lire, de dormir même, de se détendre dans les allées, de prendre un café à la voiture bar… Secoué à chaque virage, à chaque malformation de la chaussée, je dus m’accrocher mille fois pour ne pas tomber dans la rangée … Et comment manger, même un sandwich, dans ce bateau ivre, sans en foutre plein partout ? Virage serré à droite : le bout de tomate vola contre la vitre ; freinage inopiné : le cornichon s’échappa sur ma chemise blanche ; dos d’âne : ce fut le jambon qui prit la fuite… Après deux heures de route, j’étais exténué quand l’envie d’uriner s’immisça tragiquement dans mon cerveau… Oui, je sais, les bus modernes en sont équipés mais ces toilettes sont conçues pour des sportifs de haut niveau, à la fois minces et capables de maintenir une concentration optimale au milieu des pires turbulences, mais pas pour des citoyens normaux, par définition instables et maladroits. J’arrosais naturellement la cabine… Tant pis, c’était bien fait pour eux, après tout. J’avais un peu honte en revenant à ma place, sentiment d’indignité mêlé de lassitude : je pensais à ceux qui iraient après moi et à l’employée polonaise qui devra nettoyer tout ça le soir venu…
Ma correspondance pour Paris était à 13h32, le Cévenol serait arrivé à 13h19, mais à 25, le bus était encore empêtré dans les embouteillages de la nouvelle Gergovie. Le stress monta brutalement dans l’équipage, tout le monde songeait déjà à la difficulté qu’il y a à faire changer un billet à la dernière minute. Le chauffeur sentit ses épaules ployer, il prit la double file, klaxonna à l’italienne, coupa la route aux anti-Macron et nous déposa in extremis devant la gare. Il nous restait à courir comme des garennes effarouchés, ignorant nos semblables et la civilisation toute entière pour sauter, ouf ! sur le marchepied vibrant du wagon salvateur…
J’ai réfléchi tout au long de ce parcours initiatique au pourquoi de ce naufrage, je n’ai pas trouvé de réponse. La SNCF ne gagne rien à remplacer ses trains par des autocars sinon à éviter une concurrence qui risquerait de la ruiner. Cela lui coute cher car, n’ayant pas d’autocars, elle est condamnée à sous-traiter le transport aux entreprises qui justement lui feraient cette concurrence. Celles-ci par contre ont tout à gagner : du travail supplémentaire assuré, au prix du train ! La concurrence, argument majeur de la libéralisation du marché, n’existe donc pas et le consommateur finit par payer le prix fort pour un service devenu pitoyable. Merci Macron ! Alors je me suis dit que la raison était ailleurs : il faut beaucoup de chauffeurs pour conduire tous ces bus. Le gouvernement, actionnaire principal de la SNCF, fait sans doute le pari de réduire le chômage grâce à ce subterfuge, quitte à saborder la compagnie ferroviaire. Cette manœuvre rejoint l’emploi massif d’apprentis dans la fonction publique pour réduire le chômage des jeunes… sans leur donner un véritable emploi, en se fichant éperdument des désordres engendrés dans les services et aux dépens des carrières de ceux que ces postes intéressaient. Quel est le gain de tout cela ? Une réélection ? Combien de milliards dépensés bêtement, de pollution supplémentaire subie, de mal vivre pour tout un peuple, de gaspillage colossal d’énergie ? Ce ne sont pas les habitants du haut Allier qui sont fous mais ceux qui gouvernent aujourd’hui le pays ! En 2017, il serait salutaire de tous les envoyer dans la Lune… en bus !