De l’éloge de la pauvreté

Vingt-deux millions de tonnes de nourriture finissent à la poubelle dans l’Union européenne chaque année, nous rappelle un article de FranceTVinfo du 14 août 2015. Ce chiffre est issu d’une nouvelle étude publiée par le journal en ligne Environmental Research Letters et basée sur des statistiques fournies par l’Allemagne, le Danemark, la Finlande, le Royaume-Uni, les Pays Bas et la Roumanie. Les chiffres de la France, nous dit-on, ne sont pas fiables.

http://geopolis.francetvinfo.fr/ue-22-millions-de-tonnes-de-nourriture-par-an-finissent-a-la-poubelle-74491

On apprend dans cet article que « 80% de la nourriture jetée aurait pu être consommée » et que « l’Européen moyen jette environ 16% de toutes les denrées alimentaires qu’il achète au cours de l’année ». Évidemment cela fait beaucoup. 22 millions de tonnes, cela représente plus de 30 millions de vaches, soit une fois et demie le cheptel français, ou près de 20 milliards de poulets ! Ceci pour seulement 500 millions d’individus… Nous jetons à la poubelle chaque année l’équivalent de 40 poulets chacun, près d’un par semaine… Arrêtons le massacre ! D’ailleurs, je reviens de faire mes courses au supermarché du coin, j’ai voulu prendre des légumes bio pré-emballés, ils étaient tous plein de moisissure, je n’ai rien acheté. En liberté dans un bac, comme les autres légumes, ils auraient peut-être mieux résisté et se seraient probablement mieux vendus. Ce soir, hélas, ces courgettes, poivrons et aubergines bio, patiemment cultivés sans pesticides de synthèse par quelque paysan pauvre de l’Europe orientale vont rejoindre le flot incessant de notre gaspillage intensif, avec les millions de produits emballés et périmés dont les filières de recyclage ne savent pas quoi faire.

Nous savons depuis pas mal de temps que 30% de la nourriture produite dans les pays civilisés n’est jamais consommée parce que non conforme à la norme ou périmée avant d’atteindre un ventre creux. C’est intéressant de mettre ce constat en regard des revendications des éleveurs de porcs qui demandent d’être « tout simplement rémunérés » pour leur travail. On parle de 1,4 euros le kilo. C’est peu. Nous serions prêts à payer bien plus cher pour une viande de qualité si ces éleveurs voulaient bien se donner la peine de la produire plutôt que s’acharner sur une mono-production intensive qui sature le marché d’une barbaque pour chien. L’agriculture industrielle et les entreprises agroalimentaires produisent en effet très massivement de quoi nourrir les européens sauf que d’un côté beaucoup de ces européens n’ont pas les moyens d’acheter ces denrées à cause notamment des surcoûts de la distribution, et de l’autre, ceux qui gagnent des salaires suffisants refusent d’ingurgiter la saloperie produite.

Notons au passage que ceux qui refusent de dépenser pour se nourrir convenablement (les plus pauvres) ne regardent pas la dépense avec autant d’esprit critique lorsqu’il s’agit d’acheter le dernier smartphone, le scooter du fiston, la Nissan Qashqai ou le grand écran du salon. On s’endette, on s’enlise, on creuse le déficit pour trois générations et on hurle au loup dès que les produits bio, récoltés à proximité, dépassent les 5 euros le kilo ! Au début des années soixante, le ménage français moyen dépensait 40% de son budget pour s’alimenter. Les Français n’étaient guère obèses et le gaspillage de la nourriture ne défrayait pas la chronique. Je me souviens même qu’à la fin des années soixante-dix, je mangeais encore des fruits mûrs et juteux achetés dans les coopératives locales et je ne trouvais pas ça cher… Aujourd’hui, les Français grognent parce qu’ils sont contraints de dépenser 25% de leur budget pour se nourrir ! Un budget qui a pourtant triplé en quarante ans. Et les paysans qui ont survécu, eux, cueillent leurs fruits verts, bourrent leurs animaux d’antibiotiques et de farine de n’importe quoi pour satisfaire le marché et regardent, dépités, le flot incessant des produits agricoles d’une qualité plus mauvaise encore qui s’écoule d’Israël, d’Amérique latine ou de Nouvelle-Zélande… Et à la fin on jette tout parce qu’on préfère aller au fast-food.

http://www.insee.fr/fr/ffc/docs_ffc/ref/CONSO09c.PDF?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=la-consommation-des-menages-depuis-50-ans-pdf-insee

Mais tous les européens ne sont pas égaux devant le gaspillage de la nourriture. Là comme ailleurs, les inégalités triomphent. Les « experts » du Centre commun de recherche européen nous livrent en effet une information supplémentaire dans leur compte rendu : ne mesurant pas le gaspillage en vaches et en poulets mais en boîtes de haricots et en pommes, ils précisent que l’Anglais de base gaspille l’équivalent d’une boite de haricots par jour quand son homologue Roumain ne jette qu’une pomme par an. Cela rapproche le Roumain d’aujourd’hui de l’enfant que j’étais en 1960. Ma mère m’aurait salement enguirlandé si elle m’avait vu jeter de la nourriture, même une pomme. A la fin des repas, les assiettes étaient vides et rien de ce qui se trouvait dans le réfrigérateur n’aurait pu rejoindre à un moment ou un autre la poubelle. Les épluchures elles-mêmes n’étaient pas gaspillées mais transformées en œufs, en lapins ou en nouveaux légumes du jardin. En fait, les 22 millions de tonnes de nourriture gaspillées chaque années en Europe le sont principalement par les populations les plus riches qui peuplent le Royaume-Uni, l’Allemagne et la France (la moitié de la population européenne à eux trois).

Je me dis alors que cette crise a du bon, qu’elle devrait même s’accroître jusqu’à la dislocation totale des institutions qui ont gouverné un tel naufrage. La pauvreté nous rendra alors une conscience que nous avons depuis trop longtemps ensevelie sous l’abondance. Alors peut-être, avant de mourir d’un cancer-cadeau de l’agriculture intensive, pourrai-je à nouveau déguster un yaourt nature, non aseptisé mais goûteux, et des fruits savoureux et difformes, cueillis sur l’étalage… Mais je crains qu’il faille vivre encore longtemps.

Pommes de Cézanne

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